La Sauvegarde du Nord est une association spécialisée dans le social et le médico-social créée en 1957 et dirigée par Christophe Itier depuis 2010. Elle compte aujourd’hui 1500 salariés, 120 bénévoles et accueille chaque année 34 000 bénéficiaires sur l’ensemble de la région Nord-Pas de Calais pour un budget annuel de 75 millions d’euros.
Cette entreprise sociale se structure autour de cinq pôles de compétences : la lutte contre les exclusions, la protection de l’enfance, le handicap, l’addictologie et la santé.
En pleine croissance, La Sauvegarde du Nord doit cependant faire face aux profondes mutations que connaît le secteur, poussé à se restructurer (confère la tribune « L’entrepreneuriat social, ou la révolution silencieuse des associations » coécrite par Christophe Itier.)
L’interview
Le parcours
Je ne suis pas issu des filières traditionnelles du travail social. J’ai un master en économie industrielle et management des ressources humaines. Après un parcours dans le secteur public où j’ai travaillé pour des collectivités territoriales sur des enjeux d’enseignement, de santé et de protection sociale, j’ai rejoint Deloitte en tant que senior manager. Pendant 4 ans, j’ai accompagné nombre d’associations du secteur du social et du médico-social dont La Sauvegarde du Nord. J’ai notamment dirigé une mission pour l’aider à sa transformation. Et c’est suite à ce travail que le conseil d’administration m’a proposé le poste de Directeur Général qui m’a permis notamment de mettre en œuvre le plan de transformation préconisé.
5 ans après, quel bilan tirez-vous de cette transformation de La Sauvegarde du Nord et quels sont ses enjeux aujourd’hui ?
Cette transformation a conduit à une réorganisation d’envergure de l’association, à un renforcement de son pilotage, à une clarification de sa stratégie.
C’est grâce à la réalisation de ces fondamentaux qu’aujourd’hui nous pouvons mener une politique ambitieuse de croissance externe – nous allons passer de 1100 à 1500 professionnels dans quelques jours – et que nous disposons de certains atouts, de certaines armes pour faire face à un environnement d’une incertitude sans doute jamais égalée.
Incertitude sur le plan économique : sur les 3 ans à venir, c’est 50 milliards d’économie sur la dépense publique qui vont être réalisés, notamment au détriment du financement de nos activités. Incertitude sur le plan institutionnel : nous ignorons encore à l’heure actuelle l’impact de la réforme territoriale sur les politiques sociales et médicosociales. Enfin, incertitude sur le plan politique : l’année 2015 est une année électorale qui conduira selon les équipes élues à des ajustements, des réorientations voire des remises en cause des politiques publiques qui sous-tendent notre action.
Face à ce contexte délicat, et à l’explosion des besoins sociaux induits par la crise, les dirigeantes et dirigeants des associations dont je fais partie doivent agir pour continuer à exercer au mieux leur métier et leurs missions d’intérêt général. Il s’agit bien évidemment de doter nos organisations des compétences et des outils nous garantissant l’efficacité de la gestion, ce qui est d’autant plus impératif que nous gérons de l’argent public. Mais il s’agit aussi , au-delà de notre statut associatif, de nous faire reconnaître en tant qu’entreprises certes à objet social, certes à but non lucratif mais à qui s’imposent les mêmes contraintes économiques, financières, fiscales et sociales que toute entreprise « classique ». A trop peu le dire, à trop avoir dilué ces contraintes dans le sacro-saint « fait associatif », nous sommes devenus presque inaudibles quand nous évoquons à nos partenaires institutionnels ou sociaux, les tensions de trésorerie, le coût social des restructurations ou encore les impacts budgétaires des évolutions législatives ou sociales.
Il nous faut également faire preuve de responsabilité et de lucidité, transcender nos questions d’identité qui n’intéressent in fine que nous, pour développer des stratégies d’alliance et de coopération : mettre un terme à l’atomisation de notre secteur, mutualiser les moyens de plus en plus rares, être plus efficients dans nos missions et lutter contre les inégalités territoriales. Faute de quoi, c’est par le jeu de concurrence et donc par le vide, que la restructuration de notre secteur va s’opérer, aux dépens de l’emploi et des publics que nous accompagnons.
Enfin, il nous faut saisir toutes les pistes de réflexions et tous les leviers existants afin de consolider et repenser notre modèle économique. L’Etat est le garant de la cohésion sociale, et doit le demeurer. Mais en tant qu’opérateurs, il importe que nous prenions toutes les initiatives possibles pour consolider notre modèle : cela va du développement du mécénat pour monter des projets innovants, à « l’impact investing » pour hybrider le financement de certains domaines d’intervention.
C’est ainsi que le fonds de dotation que nous avons créé en 2013, a d’ores et déjà permis de fédérer une trentaine d’entreprises et mobiliser plus de 350k€ sur l’année écoulée autour de projets qui n’auraient jamais émergé dans l’état actuel des finances publiques.
Ces changements d’ampleur doit évidemment s’accompagner d’une politique des ressources humaines et de conduite du changement d’autant plus performante qu’elle s’adresse des professionnels exerçant des métiers difficiles et sensibles. Nous sommes sur un gros paquebot et nous devons sans cesse nous assurer que la poupe suit bien la proue.
Cette révolution des pratiques est nécessaire si nous voulons éviter que nos usagers soient doublement victime de la crise économique et sociale. Il faut être certes exigeant et vigilant pour que les nouveaux modèles servent effectivement l’intérêt général, mais si nous n’entrons pas dans cette logique d’entrepreneuriat social, nous prenons le risque de grandes difficultés. C’est notamment, pour mener à bien l’ensemble de ces réflexions, que j’ai pris l’initiative avec quelques-uns de mes collègue DG de créer SOWO (Social Work).
Qu’est-ce que SOWO ?
Sowo est un club régional de dirigeants du travail social dont le but est de partager de bonnes pratiques entre chefs d’entreprise sociale, de réfléchir à l’évolution de notre modèle économique et de valoriser l’importance du secteur social et médico-social dont le poids dans l’économie régionale est mésestimé : 45 % de l’emploi de l’ESS, 7 % de l’emploi salarié en Nord – Pas de Calais. Nous voulons être reconnus comme des contributeurs à part entière du développement socio-économique des territoires. Ce club a également vocation à créer des circuits courts avec les entreprises classiques et les décideurs politiques. Lancé en octobre 2014, notre club pèse 30 % de l’emploi régional du secteur. Pour marquer son lancement, un afterwork a réuni à Lille plus de 100 participants autour de Louis Gallois sur le thème : « compétitivité économique et cohésion sociale ». D’autres temps forts sont prévus en 2015.
Quel conseil donneriez-vous à un jeune entrepreneur social ?
Fuir la tétanie à laquelle peut conduire la crise et redoubler de pragmatisme, de réactivité et de créativité. Chercher de nouvelles solutions, c’est prendre des risques. L’entrepreneur social doit les endosser pour en faire un atout et au bout du compte faire bouger les lignes.
Enfin, quelque soit la taille de l’entreprise sociale, tout dirigeant fait face à une certaine forme de solitude. Il doit donc savoir s’entourer de réseaux comme SOWO ou le Mouves qui sont de bons moyens de se confronter aux expériences d’homologues.
Pourquoi avoir adhéré au Mouves ?
Je me réalise si j’ai l’impression de contribuer à ma modeste place à l’innovation sociale et au bien commun. C’est ma motivation et le fil rouge de l’ensemble de mon parcours. Ainsi je me sens totalement à ma place en tant qu’administrateur du Mouves, aux côtés d’une nouvelle génération d’entrepreneurs qui partage cette même vision et dont l’enthousiasme rompt avec la morosité ambiante.
Plus d’info sur l’association la Sauvegarde du Nord
issu professionnellement de l’action sociale (mais en retraite depuis 11 ans donc quelque peu décalé), le propos de Monsieur Itier me glace, que veut dire par exemple “cela va du développement du mécénat pour monter des projets innovants, à « l’impact investing » pour hybrider le financement de certains domaines d’intervention” ? Sensible à l’économie sociale et solidaire, les associations en étant le domaine-clé pour l’emploi, il me semble que “l’entreprise” sociale se construit à partir des pratiques professionnelles avec le plus d’autonomie locale possible. Or la démarche de Mr Itier conduit à construire d’énormes “mammouths” institutionnels où l’on parle management, “impact investing”, stratégie d’entreprise… Dans cet entretien, pas une fois Mr Itier n’évoque les professionnels qui œuvrent non sans mal au quotidien auprès de populations en grande difficulté. Je ne crois pas que la solution institutionnelle soit dans une pâle imitation des modèles gestionnaires de l’entreprise que Mr Itier appelle “classique”, mais dans la recherche de modèles innovants propres à l’action sociale, comme cela existe déjà mais qui serait peut-être à un peu plus théoriser.
Cher Monsieur,
Face à l’explosion et à la complexification des besoins sociaux, face aux coupes budgétaires de l’Etat, des collectivités, face à l’évolution du cadre institutionnel et législatif, il est impératif d’explorer sans a priori, toutes les pistes qui peuvent permettre de consolider notre modèle économique afin de continuer à expérimenter de nouvelles réponses, de préserver l’emploi de nos professionnels et à travers eux, le service rendu aux personnes que nous accompagnons dans les territoires. C’est plus qu’une contrainte ou une obligation, c’est un devoir pour les dirigeants du travail social.
« Small is beautiful », c’est parfois vrai, mais parfois seulement. Force est de constater que les « mammouths » que vous dénoncez, disposent aussi de certains atouts pour surmonter le présent changement de paradigme, y compris celui de proposer des mécanismes de solidarité et de soutien envers les associations les plus en difficultés.
Christophe Itier